
Chiffonniers de Tunis et ses environs, ou communément appelés «berbecha», est un métier qui émerge des décombres des déchets, lui conférant ainsi une place dans l’économie circulaire. Aujourd’hui, on en a plus que jamais besoin, pour des raisons de collecte, de recyclage et de valorisation.
La Presse — Eté comme hiver, ces fouineurs des poubelles arpentent, jour et nuit, les rues et les dédales des villes, en quête de cartons et bouteilles en plastique éparpillés ou entassés dans des sacs à ordures. Pour eux, c’est un butin qui leur assure un gagne-pain quotidien. Ce travail «forcé» demeure, ces dernières années, un métier auquel s’adonnent une dizaine de milliers de personnes issues des quartiers défavorisés. Et chaque jour, ils poussent comme des champignons aux environs des dépotoirs, fouillant dans les tas d’ordures, à la recherche de toute matière plastique et assimilés.
Une mine de richesse, mais…
Pourtant marginalisés, ces soutiers gagnent en notoriété sur le marché informel. Sans assurance ni sécurité sociale et sanitaire, ils continuent à vivre dans la précarité. Leur emploi est une galère nécessaire, dictée par la pauvreté et la cherté de la vie. L’envolée des prix à la consommation a incité beaucoup d’entre eux à faire de cette activité une source de revenu principale.
Bien rémunéré pour certains, peu rentable pour d’autres, ce travail compte dans la politique de dépollution. Il y a si bien longtemps que l’on a entendu parler des déchets comme mine de richesse et filon de projets verts générateurs d’emplois.
Entre-temps, autant d’initiatives étaient, alors, créées en matière de gestion des déchets, mais elles n’ont pas trop duré. Faute de moyens et de motivation, nombre de projets ont eu du mal à voir le jour. Face à l’incapacité des décharges contrôlées à contenir les tonnes de déchets transférés, les chiffonniers entrent en scène.
Ce constat a donné lieu à un nouvel ordre écologique à dimension économique, favorisant ainsi l’émergence d’un marché des déchets. Car l’évolution de nos modes de consommation, ainsi que notre perception de l’environnement, ont impliqué d’importantes mutations sociétales et comportementales.
Une nouvelle catégorie voit le jour
En effet, on avait déjà pensé à d’autres modèles de gestion de la pollution, vu que ce phénomène sévit partout, sans en prendre sérieusement conscience. Et il fallait, alors, suggérer de nouveaux moyens de lutte susceptibles d’avoir un double impact environnemental et économique pour faire d’une pierre deux coups.
«Eco-lef», «Eco-zit», «Eco-batteries» et bien d’autres mécanismes de collecte étaient, en fait, le fruit d’un système public de récupération et de recyclage des emballages post-consommation concentré plutôt sur les déchets plastiques et mis en place en partenariat avec le secteur privé.
Toutefois, ces initiatives lancées à titre préventif et de sensibilisation à la propreté de l’environnement ont du mal à résister. Au fur et à mesure, elles ont repris autrement, de telle sorte que la récupération des ordures demeure une activité rémunérée. L’utilité de l’inutile, pour ainsi dire.
Et par la force des choses, une nouvelle catégorie socioprofessionnelle voit le jour : les fouineurs- récupérateurs des ordures. Les «berbechas» ou l’économie des déchets en Tunisie, comme les qualifie le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes). D’ailleurs, il les a mis sous les projecteurs, suite à une récente étude sociologique intitulée «Les berbecha, de la décharge de Borj Chakir aux rues de la capitale».
Ce fut le résultat d’un travail de recherche pluridisciplinaire, alliant enquête empirique quantitative, qualitative et ethnographique, réalisé avec le concours de 30 chercheurs mobilisés tout au long des différentes étapes du projet. Ce dernier a également été filmé et présenté sous forme d’un docu-réalité, illustrant la misère des personnes vivant des déchets.
On parle, ici, d’une frange de population active qui sombre dans l’informel, à ses risques et périls. Pourtant, son rôle est capital dans la chaîne de valorisation des déchets collectés. «Nous les pauvres qui se battent, à longueur de journée et toute l’année pour subvenir, un tant soit peu, à nos besoins et ceux de nos enfants, avons souvent du mal à parer même au plus urgent», se plaint Salah, père de famille.
Il souffre le calvaire des sentiers battus : «Je sors, tôt le matin, sur mon vieux vélo, pour me rendre dans les dépotoirs et points noirs dans les quartiers les plus proches de chez moi, où certains habitants ne manquent pas de m’aider, mettant de côté de bonnes quantités de déchets et assimilés. Pour avoir de l’argent, je dois les déposer auprès de l’un des points de collecte de proximité». Tard dans la nuit, Salah refait presque le même trajet et la même aventure en quête de tout type de plastique recyclable.
Sous l’emprise des cartels !
Bien qu’il soit pénible, ce métier n’est guère l’apanage des hommes. Fatima et son fils de 10 ans s’y adonnent pleinement, mais ils l’exercent à contrecœur. «Si on ne travaille pas, on ne gagne rien. La collecte des déchets est notre seule source de revenu, quitte à avoir faim», s’exprime-t-elle avec réserve, évitant le regard apitoyant des passants.
Cependant, ces chiffonniers vivant dans la précarité dépendent, certes, d’autres réseaux mafieux qui s’emparent du marché des déchets. «N’ayant aucun statut légal, sans protection sociale ni contrat de travail, ils gagnent la bagatelle de 15 à 20 dinars par jour», indique Sofiène Jaballah, sociologue et coordinateur de la présente étude du Ftdes.
«Quelle que soit la quantité de plastique vendue, on n’a jamais pu joindre les deux bouts. Car à 400 millimes le kilo de déchet, c’est une somme modique ne valant point la moindre goutte de sueur versée sur le front des fouineurs et les risques qu’ils courent à tout moment», dénonce vivement Sassi, un illustre collecteur de plastique, œuvrant dans ce domaine il y a maintenant plus de 10 ans.
Autour de la décharge de Borj Chakir, à Sidi Hassine, pas si loin de la capitale, d’autres groupes s’organisent en bloc de défense de leur territoire, agissant plutôt en cartels des déchets. Ils s’approprient ainsi le droit de gestion et d’exploitation du secteur à une large échelle. Tandis que les berbechas, pourtant acteurs de première ligne, sont restés à l’arrière-plan, confinés dans la pauvreté extrême. Dans l’état, cette économie circulaire en vogue n’est nullement égalitaire. Ce secteur semble échapper à tout contrôle. L’informel l’emporte !
Mais, à quoi est dû ce métier émergent ? Jaballah explique, en partie, la montée exponentielle de ce phénomène par l’exode rural et les disparités régionales. Pour lui, la responsabilité de l’Etat est remise en question, d’autant plus que sa politique du développement n’avait créé, au fil du temps, que de l’exclusion sociale.
Et ce n’est qu’aujourd’hui que l’on a commencé à faire valoir son rôle social, à l’initiative du Président Kaïs Saïed qui s’acharne contre toute forme d’emploi précaire. Du reste, préconise-t-il en conclusion, la valorisation des déchets plastiques requiert, elle aussi, une révision, en la dotant de nouveaux mécanismes d’appui et de protection. Car les berbechas méritent d’avoir un statut social bien déterminé.